- HISTOIRE - L’histoire géographique
- HISTOIRE - L’histoire géographiqueL’histoire géographique, appelée parfois géohistoire, s’est dégagée à partir des années trente de la géographie historique traditionnelle. «Elle est typiquement française, car elle est née d’une longue et fertile cohabitation, en France, des historiens et des géographes» (P. Chaunu). On peut dire que son manifeste est l’œuvre de Fernand Braudel. Autour de lui, cependant, d’autres historiens et géographes français et anglais ont réfléchi sur ses tendances et sur sa méthode.L’attitude qui consiste à considérer les choses et les événements de l’histoire sinon toujours au ras du sol, du moins dans leur environnement géographique; l’idée que la géographie, sans contraindre les hommes de façon irrémédiable, est derrière l’histoire; les efforts pour restituer le passé comme une suite de géographies; la pratique de la méthode cartographique; tout cela est le propre de ce que l’on peut appeler l’histoire géographique. Mais il est difficile encore de mesurer l’influence que cette conception de l’histoire a pu avoir sur les courants de la recherche contemporaine.Histoire et espaceL’histoire est un phénomène à quatre dimensions. Le temps, dans lequel elle se déroule et qui lui donne sa définition, cache trop souvent, cependant, ses dimensions spatiales au point que l’homme paraît s’y mouvoir parfois sans relations avec son environnement. Il convient, par conséquent, d’avoir toujours conscience que l’histoire se situe également dans l’espace, et qu’une attitude ou une démarche qui place les problèmes humains au contact du sol et dans les réalités géographiques est aussi indispensable pour saisir les données du passé que celles du présent.Cette attitude implique d’abord l’obligation de localiser les événements et les choses, soit par l’identification des lieux, soit par l’observation des sites et des paysages. Même si la localisation est indiquée par les documents, l’identification des noms et des lieux ne va pas toujours sans difficulté, car les vocables géographiques sont donnés sous leurs formes et dans leurs langues anciennes. Dans l’Occident chrétien, par exemple, il faut savoir comment les dénominations latines sont devenues peu à peu les vocables modernes, étude qui est du ressort de la linguistique. Mais il y a d’autres obstacles: remplacement des noms anciens par des nouveaux ou leur disparition totale en même temps que l’habitat qu’ils désignaient. Pour les aider, les historiens ont à leur disposition des répertoires topographiques; néanmoins, il leur faut souvent avoir recours aux cartes anciennes, voire aux cartes topographiques contemporaines. Le maniement de la carte est d’ailleurs une excellente préparation pour «voir» l’histoire s’inscrire sur le terrain.Mieux encore, lorsque cela est possible, et utile, le savant a intérêt à approfondir cette confrontation de l’histoire et du paysage: à observer, par exemple, le site et la situation d’un château; à parcourir les campagnes en analysant leurs paysages agraires et humains. Le contact avec le milieu géographique donne à l’histoire ses véritables dimensions et la conduit à réfléchir sur le combat que se livrent les hommes et les choses.On n’évite pas, à ce niveau, le débat sur les rapports entre la géographie et l’histoire.Le déterminisme simpliste de Jean Bodin, de Montesquieu et, plus récemment du géographe allemand Friedrich Ratzel, selon lequel «le milieu fait l’homme», ne résiste pas aux nuances et aux contradictions que lui inflige l’histoire. À cet égard, l’ouvrage de Lucien Febvre, La Terre et l’évolution humaine (1922), a été décisif dans l’orientation des études historiques. Certes, les contraintes du milieu, climat, relief, sols, sont sans doute parfois très rudes, mais les hommes les surmontent; ils s’adaptent aux possibilités que leur offre la nature, ils choisissent, ils imposent même parfois un parti sans rapport avec l’environnement.On adopte aujourd’hui les conclusions de Fernand Braudel dans son ouvrage La Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II (1949): «Le milieu géographique ne contraint pas les hommes sans rémission, puisque, précisément, toute une part de leurs efforts [...] a consisté pour eux à se dégager des prises contraignantes de la nature [...] Entre l’homme et les choses ne tranchons pas arbitrairement.» Ce que demande l’histoire, c’est donc seulement de rechercher la part du milieu comme facteur d’interprétation, c’est de connaître la part réelle des influences géographiques et des réactions humaines. Mais cela suppose que l’historien sache tenir compte de la «géographie derrière l’histoire» et implique – ce qui est le propre de l’école française – la collaboration des deux disciplines. Cette attitude géographique vis-à-vis de l’histoire aboutit, à son terme, à analyser le passé, comme le fait Roger Dion, en une géographie rétrospective ou à concevoir l’histoire, avec Maximilien Sorre, comme une succession de géographies.La reconstitution du passé géographiqueMême dans la petite tranche chronologique que constituent les temps historiques, on commence ainsi à saisir les variations des conditions naturelles.Les mouvements relatifs du sol et du niveau marin qui ont affecté les côtes tyrrhéniennes et flamandes jusqu’au XIIIe siècle – étudiées par A. Verhulst – ont eu des conséquences considérables: ensablement de Pise et développement des marais; formation du Zuiderzee, modelage de la plaine flamande, exode de populations. L’observation des oscillations climatiques, connues non seulement par des textes sujets à caution mais désormais par l’étude des anneaux de croissance annuels des arbres (dendrochronologie), par celle des pollens fossiles (palynologie), des varves (couches des fonds de lacs subglaciaires) et des mouvements des gla ciers, conduit à s’interroger tant sur de grandes phases de sécheresse ou d’humidité froide que sur des pulsations plus rapides, les unes et les autres pouvant être mises en parallèle avec des phases critiques ou non de l’économie. En outre, la détermination de ces oscillations, en tenant compte de la participation de l’homme aux grandes périodes de défrichement, permet la reconstitution des variations historiques de la couverture végétale.À côté de ces orientations récentes, l’histoire aborde sous cet angle géographique rétrospectif des problèmes plus traditionnels. Traditionnelle est l’étude de la frontière, même dégagée des notions abstraites de «naturelle» ou d’«artificielle», concept qui s’élargit d’ailleurs, sous le vocable anglo-saxon frontier , aux avancées pionnières de la colonisation, aussi bien dans l’Occident européen que sur le continent américain. Traditionnelle aussi, mais aujourd’hui renouvelée, est la géographie des divisions administratives, qui conduit tout naturellement aux étapes du peuplement et de la colonisation des pays. Dans ce domaine il faut faire appel, autant qu’à l’histoire écrite, à toutes les ressources de l’archéologie du sol et de la toponymie, et à l’observation de la carte et du terrain. Les monographies urbaines impliquent certes «moins de lointaines recherches d’archives que l’explication des paysages ruraux», mais l’histoire des villes, plus que toute autre, peut être envisagée comme «une succession de géographies». La route et l’histoire constituent encore un sujet où tous les rythmes de la conjoncture économique et des événements se conjuguent avec les données du terrain.Le complexe géographique apparaît, en somme, comme «un assemblage d’éléments de divers âges dont chacun a son histoire». Il est donc naturel de chercher, dans le paysage humanisé, un reflet du passé.La méthode cartographiqueSi l’on part des deux postulats déjà énoncés: que l’histoire se déroule dans l’espace et que son accumulation a laissé, peu ou prou, des traces dans le paysage, l’historien qui étudie un problème ou une période déterminée peut établir, à titre d’hypothèses de recherche, tel ou tel croquis, ou consulter telle ou telle carte ancienne ou moderne pour s’aider à comprendre certains aspects des choses ou des événements qui ressortent mal des documents ou bien qui résistent à d’autres procédés d’interprétation. Il fait, pour ainsi dire, l’«expérience» de la méthode cartographique qui, en répondant à la question où ?, peut apporter des éléments de réponse aux questions comment ? et pourquoi ?Cette méthode donne lieu, tout d’abord, à l’établissement de cartes de répartition, dont l’interprétation consiste dans la recherche des rapports entre la donnée historique graphiquement représentée et l’ensemble des autres faits qu’explicite ou suggère la carte; elle peut aussi favoriser la découverte de rapports conjoncturels par le rapprochement de deux ou plusieurs cartes de distribution: c’est ainsi qu’en comparant une carte de répartition des églises romanes des pays girondins et une carte des défrichements effectués dans cette région au XIIe siècle, on a pu établir une relation assez étroite entre l’essor de la construction de ces édifices et celui du vignoble bordelais.L’étude analytique des cartes topographiques peut permettre la restitution de paysages à différentes époques et aider à comprendre, par conséquent, les faits ou événements qui ont eu pour cadre contemporain ces paysages. L’entraînement à la lecture des cartes est aussi indispensable à l’historien que les exercices analogues le sont aux géographes.Une telle méthode ne doit pas aller sans précautions. Et avant tout, en aucun cas, tant dans l’interprétation des cartes de distribution que dans celle des cartes topographiques, on n’aura garde d’oublier que les résultats ne sauraient être tenus que pour des hypothèses ou des probabilités. Mais c’est avec des probabilités que l’on enserre l’authentique réalité. La méthode cartographique est une «expérience» qu’il faut savoir terminer, même sur un résultat négatif, car les coïncidences fallacieuses, les vides de la documentation, la résurgence du déterminisme sont autant de pièges qui guettent celui qui s’y adonne.L’histoire géographique, on le voit, est capable d’animer beaucoup de travaux, même apparemment éloignés par leur sujet d’attaches géographiques: monographies locales et régionales, géographie du Domesday Book . Et, en fait, c’est surtout dans ce domaine que l’influence, parfois indirecte, de L. Febvre et de F. Braudel, s’est fait sentir. Cette conception trouve cependant un champ plus large dans de grands thèmes comme la frontière, la forêt ou la vigne, telle l’Histoire de la vigne et du vin en France, des origines au XIXe siècle de R. Dion (1959). Elle s’épanouit surtout lorsque le personnage de l’histoire devient un ensemble géographique: on penserait aux Alpes et à la Baltique, après La Méditerranée , de F. Braudel. «C’est alors, écrit ce dernier, une histoire lente, quasiment immobile, celle du temps géographique où viennent s’inscrire les sociétés et les civilisations et dont les oscillations brèves de l’histoire événementielle viennent à peine agiter la surface.» Ainsi l’histoire géographique est-elle, en fin de compte, autant qu’une conception, un temps même de l’histoire.
Encyclopédie Universelle. 2012.